> Philippe-Alain Michaud,  Il fut un temps où, parce que nous fermions les yeux, nous étions invisibles,  2017

Il y a du reporter chez Clément Cogitore. Ses œuvres d’artiste-cinéaste, réalisées sur des arguments et dans un style documentaire, semblent ressortir, de prime abord, de la rhétorique de l’enquête : qu’il traite d’un concert de musique trance, des événements de la place Tahrir où se jouait, avec la chute du président Moubarak, le destin de la démocratie égyptienne, ou de la disparition – fictive ou réelle – d’un sous-marin nucléaire anglais ; qu’il filme sa visite dans l’appartement des Bielutine, un vieux couple de collectionneurs vivant confinés dans leur appartement moscovite au milieu de leurs tableaux ou encore qu’il suive, au fond d’une grotte perdue au milieu des ruines de Rome, le making of de la photographie d’un agneau réalisée – on n’en saura rien –, à des fins religieuses ou publicitaires, Clément Cogitore choisit ses sujets et les travaille comme des reportages. Pour réaliser ses images, il construit un idiome filmique correspondant à ce que serait en littérature le discours indirect libre, qui suppose la présence d’un locuteur virtuelle, mais jamais affirmée. Dans le discours indirect libre, les voix des personnages et celle du narrateur s’enchevêtrent, de sorte qu’on ne sait jamais exactement qui parle, et à quelle distance, et de quel point de vue. L’équivalent visuel de cette superpositions polyphonique des voix doit sans doute être cherché, dans les films de Cogitore, dans l’inscription quasi permanente d’images qui se donnent à voir à l’intérieur des images, inscription qui prend même valeur de signature : en manifestant leur caractère indirect, les images donnent à voir d’autres images qui refoulent le réel dans un arrière-plan tou- jours plus énigmatique, de moins en moins accessible, et signalent par contre-coup la présence d’un autre regard, situé hors-champ, omniprésent et discret : images numériques d’abord, diffusées par les écrans de téléphones portables qui constellent la foule dense du concert, par le téléviseur sur le- quel s’aperçoivent les manifestants affolés de la place Tahrir dispersés par la police ou encore par les écrans de contrôle sur lesquels apparaissent et disparaissent les images filmées à l’intérieur du sous-marin parfois au moyen de caméras thermiques – l’un des dispositifs scopiques de prédilec- tion de Cogitore –, qui permet de voir ce qui échappe à la visibilité... Images de peintures aussi, qui prolifèrent dans les corridors et les recoins de la maison Bielutine où elles forment autant de cadres à l’intérieur du cadre dans lesquelles comparaissent des figures auxquelles les collection- neurs s’adressent comme à des vivants ; fresques paléochrétiennes qui apparaissent, fugitivement, à la lumière des torches électriques, sur les parois de la grotte à l’agneau transformée en plateau où se rejoue une scénographie christique. Ainsi se construisent des régimes de visibilité́ disparates, une méta-réalité où les images indirectes – feuilletées, refilmées, remployées, interrompues, retraitées – envahissant l’espace visuel de leur présence oppressante et discrète, fonctionnent toujours en circuit fermé pour apparaître, in fine, comme les images d’autres images dont le réel est définitivement évacué et qu’elles remplacent par une objectivité de second degré. Clément Cogitore a une prédilection pour la nuit : nuit bleutée de la salle de concert où la masse des spectateurs, compacte et comme en apesanteur, balayée par les faisceaux des projecteurs, forme une nuée organique constellée d’écrans de téléphones tandis qu’en sous-titre superposée au mur d’ombres intangibles des ombres qui couvrent les parois de l’image, une élégie de Rainer Maria Rilke dit la nature angélique de la vision ; nuit orangée de la place Tahrir sur laquelle on distingue, en contre-plongée, la foule des manifestants se disperser comme des fourmis ; nuit noire du sous- marin gouverné par un amiral frappé de paranoïa qui disparaît soudain des écrans radars ; obscurité de la caverne à l’agneau brutalement illuminée par les torches et les réflecteurs ; clair-obscur de l’appartement musée où les Bielutine vivent hors du temps au milieu de leurs fantômes de peinture qui s’animent à la lumière des bougies d’une existence fragile et factice... La nuit donc, mais aussi ses métaphores (celle du sommeil et de la folie, celle des ténèbres de l’his- toire, collective ou personnelle), dont le sens ne nous est jamais tout a fait révélé et qui s’y donne à voir de manière fragmentaire ou énigmatique, lueurs trouant l’ombre comme autant d’éclats de sens : nulle explication, seulement des récits ou des tableaux chargés d’une signification tour à tour onirique et mystique. C’est ainsi que ces chroniques dont Cogitore se fait le narrateur invisible prennent une coloration irréelle que soulignent encore les éclairages artificiels dont elles s’enve- loppent pour échapper, presque imperceptiblement, à leur destin documentaire et révéler in fine leur charge d’étrangeté : faites d’ellipses, d’énigmes, de formes semi-narratives ouvertes, oscillant de manière indécidable entre documentaire et fiction elles sont, comme des récits de rêve, lacu- naires et partielles. A la manière de l’image du rêve, l’image du film n’est pas image de ce qu’elle montre : elle n’est pas un instrument de reproduction, mais de transformation et de déplacement. Clément Cogitore utilise ainsi la texture documentaire de l’image pour exalter en celle-ci son pou- voir d’évocation et mettre en question sa fonction analogique ou réfléchissante : ses films prennent en charge, jusque dans leurs conséquences esthétiques et imaginaires, la révolution apportée par le numérique et le fait que la production des images n’obéit plus à un statut unique : proliférantes, migratoires, elles ne s’inscrivent plus dans un dispositif simple et mettent en question la spécificité des signes de monstration. Cependant ces images, dans leur mutabilité essentielle et intime, et du fait même de cette mutabilité, sont évidemment tributaires d’une histoire : en elles s’agglomèrent des fragments de mémoire visuelle dont l’iconographie nous a appris à retracer la migration à travers l’histoire des formes et qui continuent d’affleurer, comme des signifiants flottants, dans cet univers fondamentalement la- bile qui précède et conditionne désormais l’expérience que nous faisons du réel. Avançons alors l’hypothèse que les cinq films de Clément Cogitore qui composent cet opus, plutôt que des œuvres séparées, constituent les cinq chapitres ou les cinq mouvements d’une oeuvre unique qui décrivent la survivance et la migration de figures et de dispositifs de vision à travers le temps – temps de l’histoire dont Cogitore montre les éclipses et les balbutiements, mais aussi temps personnel du su- jet singulier qui lorsqu’il bascule dans le sommeil ou la déraison, voit surgir de l’obscurité la foule des spectres dont il organise la comparution en récit. Image des corps flottant dans l’espace de la salle de concert qui renvoie aux nuées angéliques de la peinture baroque ; allégorie de l’agneau mystique empruntée à l’iconographie paléo-chrétienne du Bon Pasteur ; figure (dont on ne verra rien mais dont seul témoigne une voix off ) de l’amiral nu agenouillé au fond de son appareil devant une radio qui renvoie aux représentations de saint Jérôme au désert... Ce travail sur le temps de la représentation porte aussi sur les composantes formelles et sur les dé- terminations ontologiques des images : comme dans les perspectives non linéaires de la peinture médiévale, la place Tahrir, à la faveur du brouillage irréel produit par le refilmage de l’écran de té- lévision, paraît un espace irréel et scindé sur laquelle les policiers, séparés des manifestants qu’ils pourchassent apparaissent hors-échelle, comme des géants menaçants ; l’appartement des Bielutine, semble traversé par un souffle animiste qui rend instable le statut des figures de peinture auxquelles les collectionneurs s’adressent comme à des icônes. Entre documentaire et fiction, Clément Cogitore n’inscrit pas ses films dans un régime de représentation spécifique : employant un style délibérément instable, il traverse tous les registres de la visualité sans se configurer en aucun, mettant en question la fonction strictement réfléchissante et immédiate de l’enregistrement et de la projection et, à travers celle-ci, la fonction de témoignage des images ; s’il fallait donner un nom à sa pratique, peut-être celui de l’essai serait-il le plus juste, avec ce qui s’y engage de risque, d’ex- périmentation mais aussi d’élucidation critique, c’est-à-dire une manière de réinventer, chaque fois, sans masquer son historicité, le rythme et les fluctuations du visible. 

> Claire Moulène,  Frappes chirurgicales,  2015

« L’art de la guerre dit beaucoup de choses de notre monde contemporain ». Cette hypothèse, Clément Cogitore la vérifie au moins à deux endroits en cette rentrée 2015. Dans son premier long métrage d’abord, Ni le ciel ni la terre, actuellement en salles après avoir été sélectionné par la semaine de la critique à Cannes, qui fait coïncider par glissement progressif une conception occidentale de la guerre – nous sommes ici en compagnie d’une garnison française à la frontière de l’Afghanistan – vers un système de croyances porté par « l’ennemi » qui sème le trouble dans les esprits les plus cartésiens, des héros comme des spectateurs. Mais aussi dans l’exposition DIGITAL DESERT qu’il présente actuellement à la galerie White Project à Paris. Comme le peintre Jean Fautrier en son temps, qui suscita, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale et à parts égales admiration et scandale, avec la série « Otages » (46 masques hideux et informes inspirés par des photographies de fusillés), Clément Cogitore donne à voir une représentation plutôt qu’une image du conflit moderne et de ses victimes collatérales. Un peu comme face aux toiles de Fautrier à l’époque, on pense d’abord, devant les quatre diptyques photographiques présentés à la galerie, aux images aériennes de charniers qui ont abondé ces dernières années notre imaginaire collectif. Mais le doute s’installe progressivement : en guise de dépouilles ce sont là des uniformes militaires qui jonchent le sol. Réalisée dans le désert marocain, cette série, « la première sans figure humaine » précise Cogitore, met en scène une nouvelle technique de camouflage appelée « digital desert » qui permet d’échapper non plus à l’ennemi de tranchées mais à l’œil invisible des drone. Comment disparaître c’est la grande affaire de Clément Cogitore, qui déjà dans son film mettait en scène la disparition mystérieuse de quatre soldats français. Une loi de 1992 prévoit que la diffusion des images satellites ne peut excéder 50 cm / pixel afin de prévenir tout risque de poursuites de violation de la vie privée. Or, si cette résolution rend les « frappes chirurgicales » des drones très difficiles à détecter, à l’inverse, leurs cibles, si elles se tiennent en dessous de seuil de représentabilité ne peuvent à leur tour faire l’objet de repérage. C’est, entre autres, ce que décrypte le philosophe Grégoire Chamayou dans son dernier livre « La théorie du drone » entendue comme un instrument de violence sans réciprocité. De son côté, avec ses images, l’artiste Clément Cogitore montre ce qui se joue dans le passage de la fameuse trame « jungle » des uniformes militaires bruns et kaki du XXème siècle à ce motif pixélisé du XXIème siècle qui brouille la lecture des capteurs les plus sophistiqués. Dans ce combat de David contre Goliath, on ne peut s’empêcher de penser au « Razzle Dazzle », cette méthode de camouflage très prisée par les navires de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Soit un wallpainting optique qui empêchait l’adversaire d’estimer avec précision la position et le cap du navire à torpiller. Devenue obsolète avec l’apparition du radar, cette combine inspirée par un artiste et réserviste de la Royal Navy témoigne de l’inventivité formelle qui préside à l’art de la guerre. Mais si, à l’époque, l’armée française notamment, fit appel aux artistes d’avant-garde, les cubistes en particulier, réquisitionnés pour leur savoir-faire technique en matière de déformation de la réalité, aujourd’hui c’est à l’ingénierie américaine que l’on doit le « digital desert » qui finit par habiller, comble de l’ironie, « les soldats de Daech ou de l’armée russe » précise Cogitore. Ici donc, ce qui intéresse l’artiste, c’est tout à la fois le sujet, celui d’un rapport de force qui se place désormais sur le terrain de l’innovation technologique, autant que le nouveau paysage esthétique qu’il inaugure. Dans Ni le Ciel ni la terre, Clément Cogitore utilise abondamment la vidéo-surveillance, la caméra thermique et la vision nocturne. Ici encore, dans cette exposition à la galerie White Project, le langage plastique vient consolider la portée politique des images. « Je suis un hyper croyant » s’amuse Cogitore qui a fait de la superposition des récits, factuels ou rumorals, et de la combinaison des régimes d’écriture, plastique et politique, sa marque de fabrique. « Une grande partie de mon travail porte là dessus, sur la façon dont le récit pallie le réel, sur son absolue nécessité ». 

> Anaël Pigeat,  Images du sacré,  2014

Faire cohabiter le réel et ce qui nous dépasse

La question du sacré est omniprésente dans le travail de Clément Cogitore. Ses films et ses photographies sont le fruit de rituels qu’ils révèlent parfois. Mais l’imagerie religieuse est chez lui souvent trompeuse, car c’est surtout à travers des visions du quotidien que perce le sentiment du sacré, même jusque dans la fiction.

L’Atelier  D’abord, pourquoi ce titre à cet ouvrage, l’Atelier, alors que vous-même n’utilisez pas vraiment d’atelier permanent ? J’appartiens à une génération et « famille » d’artistes qui n’a en général pas d’atelier. Mon travail se développe au gré des lieux qui accueillent son processus de production : résidences, studios de tournages, salles de montage et laboratoires photographiques. Et pourtant cet atelier existe, il consiste en une valise de taille cabine et un ordinateur portable Apple dont les 2cm d’épaisseur contiennent l’ensemble de mes pièces, images, archives et projets, et dont la sauvegarde automatique est hébergée sur un serveur Google au fin fond du Texas. Pour cette première publication monographique, je souhaitais un livre en forme de visite de cet atelier, qui donnerait à voir l’ensemble de mes pièces mais aussi les images qui les ont précédées, provoquées, accompagnées. Un peu comme les murs de l’atelier d’un peintre, lorsqu’ils sont recouverts de photographies, de dessins, de reproductions ou d’esquisses. C’est aussi l’occasion d’une réflexion plastique sur le processus de création, sur ces “images fantômes” qui hantent chaque nouvelle image produite. Cette recherche archéologique est aussi pour moi l’occasion d’affirmer le lien que je fais entre l’histoire de l’art, et plus précisément la peinture religieuse byzantine et italienne, et toutes les images en mouvement qui m’intéressent, de Robert Bresson à Batman.

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Rituels A propos de vos œuvres, vous parlez souvent de rituels : celui du cinéma, mais aussi les nouveaux rituels liés à la pratique de la vidéo. Quelle est l’origine de cet intérêt chez vous ? Je cherche une manière de produire des images qui agisse sur le sens de ces images. Cela s’accompagne de gestes, de mises en scènes, d’une forme de théâtralité. Dans le rituel d’un tournage par exemple, la manipulation de la pellicule, et son impression par la lumière, sacralisent ces images. Dans un autre genre, tourner des images avec un téléphone portable et les mettre en ligne aussitôt sur Youtube est aussi une forme de rituel, mais porteur d’un autre sens. C’est une chose extrêmement différente que de destiner des images à Youtube ou à une salle de cinéma. Dans les temps anciens, les images étaient produites pour des cérémonies magiques ou des processions religieuses. Aujourd’hui encore, par exemple, dans un petit village des Abruzzes, des hommes se rassemblent une fois par an pour recouvrir de serpents vivants une sculpture de la Vierge. Ensuite ils la portent sur leurs épaules et lui font traverser le village. L’image ou la forme, pour prendre sens, doivent être accompagnées de gestes d’une société humaine. Á sa manière, Youtube est un village élargi, avec ses propres codes, gestes et célébrations. Vous semblez être passé de ceux du cinéma à vos propres rituels de création. De plus, vos images figurent souvent des rituels (Passage, We Are Legion), comme une mise en abîme de cette idée. C’est vrai. Et l’on peut aussi penser à mon film Parmi nous, dans lequel on assiste à une free party dans une forêt. Qu’est-ce qui fait que des individus se donnent rendez-vous, se retrouvent au bout d’un chemin sur un terrain vague dans une forêt, mettent la musique à fond et se tournent vers les enceintes en hochant la tête sans se parler ? La puissance du son rend toute communication impossible, il ne reste que l’expérience, collective et solitaire à la fois. J’y vois une forme transfigurée d’un rituel liturgique très ancien dans lequel tous les fidèles et le prêtre sont tournés vers les signes symboliques de l’autel, témoignant de la présence d’une autre réalité. Personne ne fait face à personne, il n’y a pas de communication possible et pourtant tous partagent quelque chose.

Imagerie du sacré Pourquoi avez-vous donné une telle importance à l’architecture religieuse dans Passages ou Angélu(s)x ? J’ai voulu jouer sur l’ambivalence au cœur des questions qui se posent lorsqu’on tente de représenter le sacré : soit on est devant quelque chose de monumental qui représente le dogme ou le pouvoir, et s’impose à la communauté par la violence de la forme, soit c’est une autre représentation du sacré qui a plutôt trait à une grâce insaisissable et évanescente. Que vous apportent les citations que vous faites d’images sacrées ? C’est par la peinture religieuse que je suis entré dans l’art. Pour moi elle ne commence pas à Rome ou Byzance mais à Lascaux ou dans la grotte Chauvet. On dit que les hommes se sont mis à peindre en voyant leurs ombres projetées par le feu se dessiner sur les parois rocheuses des grottes. À l’origine, fabriquer des images c’est parler avec les esprits. Aujourd’hui, malgré toutes les révolutions technologiques, très peu de choses ont changé. Entrer dans une salle de cinéma pour s’asseoir devant un écran c’est aussi un peu entrer dans une caverne pour y voir danser des ombres. Cela revient toujours au fait de pénétrer dans une réalité différente et bien souvent magique… Dans Memento Mori par exemple, vidéo dans laquelle j’ai essayé de détourner les codes des vanités en peinture, la grotte du film est un peu comme un crâne. Placer dans une image, comme dans un jeu de piste, des éléments venus de la peinture, me permet de faire jouer l’œil qui reconstitue des liens invisibles. Quelle a été l’influence de votre séjour à la Villa Medicis sur ces recherches ?Une influence très forte. De Rome, je suis allé voir les fresques de Padoue, d’Assise, de Palerme. Voir ces images dans le paysage où elles ont été conçues m’a beaucoup troublé . Il y a, dans la basilique Saint-François à Assise, des strates de temps fascinantes, comme si quelque chose irradiait, depuis les reliques de la crypte jusqu’aux fresques de Giotto tout en haut, et aux champs d’oliviers en Ombrie. Quant à ma photographie Annonciation, elle est très liée à l’Annunziata d’Antonello de Messine qui est conservée à Palerme. C’est l’une des premières fois dans l’histoire de l’art que l’on représente une annonciation sans la figure de l’ange. Le hors-champ apparaît, et le sacré fait irruption dans les yeux du regardeur. C’est le personnage qui raconte l’ange. Voilà  l’une des questions les plus importantes du cinéma : comment raconter dans le cadre se qui se passe hors du cadre. Vous utilisez souvent la forme du polyptique, très présent dans l’art religieux. Est-ce une autre manière de travailler le hors-champ ? C’est moins la question du hors-champ que celle de la narration qui m’intéresse ici. La forme du polyptique me permet de commencer une narration dans un écran et de la poursuivre dans un autre, ou du moins d’avoir deux narrations parallèles qui ne forment pas un montage alterné mais qui se répondent. Je ne produis jamais d’images en séries, alors c’est une alternative. C’est aussi quelque chose qui m’offre beaucoup de liberté, car au cinéma, chaque fois que l’on produit une image, elle doit précéder une autre image et en suivre une troisième ; ce n’est qu’ensuite que le montage permet une mise en forme. Et pour revenir à la question du rituel… Dans l’art religieux, un polyptique est une image que l’on ouvre d’une certaine manière à certains moments de l’année en fonction du calendrier liturgique. Le retable d’Issenheim, qui est aujourd’hui dans un musée, ne peut plus être manipulé. Tous ses panneaux sont visibles en même temps. C’est évidemment très pratique pour le visiteur mais cela change l’expérience du regard à laquelle il était destiné. Autre exemple architectural cette fois : quand on voit à Rome, à Saint Louis des Français, le cycle de Saint-Mathieu du Caravage, on se trouve dans le lieu même pour lequel il a été conçu. La lumière du tableau semble venir de la fenêtre de l’église. Cette intelligence du lien entre l’architecture et la peinture nourrit évidemment la perception que l’on en a. Selon vous, les images ont-elles toujours un lieu ? Aujourd’hui, de simples liens Vimeo permettent à un curateur de monter en quelques clics toute une exposition à l’autre bout du monde, et de la faire visiter en ligne. Mais le fait de parcourir trois mille kilomètres pour voir la Trinité de Roublev à Moscou est une expérience radicalement différente. Les systèmes de représentation dans la peinture religieuse sacralisent bien sûr les images, mais les déplacements qu’ils provoquent, aussi. J’ai grandi dans une vallée reculée des Vosges alsaciennes, où j’ai un ami peintre et marionnettiste, Bjorn Füller, qui a joué pour moi le rôle d’un grand-père en art. Lorsqu’il était encore un jeune homme, il a décidé avec sa femme de s’installer là, dans la forêt, pour vivre près du retable d’Issenheim. Le fait qu’ils aient décidé du lieu où allait se dérouler leur existence en raison de la présence d’une planche de bois peinte au XVI° siècle me bouleverse, et révèle pour moi la force magique des images. Finalement, les images d’aujourd’hui n’ont plus vraiment de lieu. Le  numérique est partout et nulle part, sans original ni copie, seulement des fichiers identiques. Une partie de mon travail consiste à essayer de relier l’expérience de l’image magique au monde numérique.

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Le sacré invisible Au-delà de cette iconographie liée à la religion, vous utilisez aussi beaucoup d’images du quotidien à travers lesquelles perce l’idée du sacré. Vous semblez travailler entre le visible et l’invisible. Á travers cette imagerie du sacré, j’exerce souvent une distance critique. Angélux met en cause la monumentalité d’une cathédrale qui nous montre que nous ne sommes rien. Pour détourner cette monumentalité, je me sers de ce lieu comme d’un terrain de jeu, comme d’une gigantesque cabane dans laquelle je fais circuler un ballon de lumière. La représentation du sacré m’intéresse lorsqu’elle résiste aux systèmes de contrôle que sont la religion et le dogme, lorsqu’elle est énigme et mystère. En d’autres termes, vous sacralisez des images quotidiennes et désacralisez des images de la religion. We Are Legion et Annonciation illustrent exactement ces deux orientations. Il s’agit, dans une mise en scène, de saisir un temps, une situation qui, à partir d’éléments du quotidien, se révèlent comme les signes d’une réalité cachée. Au cinéma, Robert Bresson est pour moi le maître absolu de la sacralisation d’un quotidien sans gloire. Alors comment définissez-vous le sacré ? C’est une chose irrésolue dans l’esprit des hommes et qui a trait à des questions très simples et présentes dès l’enfance : l’amour, la mort, l’au-delà. Ces trois questions sont des gouffres pour la pensée, auxquels les textes sacrés et la mythologie tentent de répondre. A mon sens, l’art et la fiction, c’est cela aussi.

Les images de feu sont récurrentes dans vos œuvres : les émeutes de Burning Cities, les bougies de Bielutine, le feu de camp de We Are Legion… Je me figure que tout a commencé autour d’un feu. Dans les temps très anciens, à la nuit tombée, les hommes se réfugient dans une grotte, autour des flammes qui  les protègent des bêtes sauvages. Hors de la grotte il fait sombre, froid, et le monde consiste en une expérience dangereuse et brutale. Les hommes se racontent des histoires. La lumière crée des ombres sur les parois, illustrant les récits des hommes. Ce sont les images à venir.

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Recherche de la grâce Dans Chroniques, la voix off dit : « L’idée qu’il parvenait à se faire de la grâce naissait au moment précis où on participait d’une image, et qu’on ne le savait pas encore ». Cette grâce dont vous parlez, c’est l’apparition des images ?Werner Herzog, un cinéaste que j’aime beaucoup, se pose la question du sacré d’une manière diamétralement opposée à la mienne. Lui ne croit pas, alors que moi oui, ou au moins un jour sur deux. Dans Grizzly Man, Herzog récupère les rushes de quelqu’un qui s’est filmé avec des ours et qui a fini par être dévoré par eux. Il explore les images et tombe alors en éblouissement devant des moments totalement imprévus, par exemple le souffle du vent balayant un talus, filmé lorsque la caméra avait été oubliée sur son pied. Cela me fait penser à Saint-Jean : « Le vent souffle où il veut : tu entends le bruit qu’il fait, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va ». Un plateau de cinéma, une scène de théâtre ou l’atelier d’un peintre sont des lieux qui permettent de préparer ces moments, cette grâce, et de les capter. Il y a dans vos films beaucoup d’images d’images, par exemple Bielutine, Annonciation ou Memento Mori (car le cadre d’un tableau apparaît à la fin). Pourquoi tant de cadres ? Dans Memento Mori ou dans Visités, il y a des cadres rigides qui sont souvent l’expression d’un pouvoir – visible ou invisible – exercé sur les personnages. Mais par l’effet d’une certaine contradiction, je fais en sorte que se dresse à l’intérieur de ces cadres quelque chose de très libre, parfois de sauvage. La présence d’une caméra est en général quelque chose de brutal ; pour remédier à cela, un pacte s’établit souvent entre le filmeur et le filmé. Dans la fiction, avec des acteurs, c’est très simple : un contrat stipule qu’ensemble, filmeur et filmé vont œuvrer à la réalisation d’une histoire et que tous deux seront payés pour ce travail. Avec le documentaire le cheminement est plus complexe. Dans Bielutine, la violence s’exerce d’abord à travers l’intrusion de ma caméra chez mes personnages, mais ces personnages restent maîtres de leur image et jouent de leur pouvoir de séduction, comme les personnages d’un roman. Et le film oscille entre mon pouvoir et le leur.

Cette question du cadre est-elle liée à l’idée du sacré ?  Un cadre est avant tout une frontière. Cadrer, c’est exclure des choses. Et raconter le sacré, c’est tenter de saisir une pièce d’un puzzle. Car en désignant le fragment, on raconte la totalité. On raconte la présence par le manque.

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Fiction

Vous travaillez à un long-métrage de fiction. C’est une nouveauté. Je prépare un film sur l’Afghanistan : à la fin de la guerre, une vingtaine d’hommes est envoyée dans une vallée pour préparer le passage d’un convoi. Bientôt des soldats disparaissent, un par un dans la montagne. La machine militaire s’affole, le protocole de recherche des hommes est lancé. Il n’est bientôt plus question de faire la guerre mais de retrouver ces hommes qui manquent. Et au cours de leur enquête, confrontés à ce qui semble être un phénomène irrationnel, les hommes cessent peu à peu de réagir à des faits pour réagir à ce qu’ils considèrent comme des signes, abandonnant ainsi le domaine du protocole pour celui de la foi. De plus en plus, mon travail consiste à raconter ce processus mental qui, pour ne pas que l’esprit bascule dans le vide, le pousse à croire à l’existence d’autres choses que les choses visibles.

La fiction est-elle pour vous une nouvelle manière d’explorer le sacré ?Comme le dit Borges : « expliquer un fait c’est l’unir à un autre ». Et selon lui, l’origine de la poésie remonte à l’époque des cavernes, quand un enfant est rentré en courant à la grotte en criant : « Au loup ! », alors qu’il n’y avait pas de loup. Imaginez aussi le jour où un homme a utilisé le langage pour signifier quelque chose qui n’existait pas, ou qui n’était pas visible : quel vertige cela a dû être ! La littérature et l’histoire de l’art découlent de cela. La fiction est une manière d’organiser le chaos et le mystère du monde. Et ainsi de cohabiter avec lui, avec son absurdité et sa brutalité.

> Dominique Païni,  Le Calme Critique de Clément Cogitore,  2014

Les artistes de la génération des années 2000 qui empruntent le cinéma n’ont pas le sentiment d’un quelconque exode transgressif ni d’être des voyous de l’art tels Picabia, Léger ou Duchamp qui en eurent la jubilante volonté dans les années 20 au moyen de leur Entracte, leur Ballet mécanique et anémique. Clément Cogitore fait des films, y compris des documentaires, en ne distinguant pas les deux faces de son identité, artiste ET cinéaste. Il aura donc fallu attendre ce nouveau siècle pour que faire des films soit d’emblée faire de l’art. Les films ne sont donc plus loués comme œuvre au terme de longues périodes nécessaires à leur reconnaissance et la génération de cinéastes-artistes à laquelle appartient Cogitore ne connaît pas l’attente qui confère à leurs films un statut d’œuvre d’art.

Cogitore n’est pas pour autant un cinéaste dont le ton des films prévient : « attention, œuvre d’art ». C’est l’ensemble de sa production d’images qui rend indistinct la diversité des régimes narratifs et plastiques où l’image fixe continue d’occuper une part considérable. Qu’elles soient exposées ou projetées, Cogitore accorde la même importance à ses oeuvres. Si l’on reprochait à cet artiste de vouloir toucher à tout – si tant est qu’il faille considérer la curiosité et la gourmandise artistique comme justifiables du reproche – son éventuelle dénégation ne serait pas une bonne défense. Ce serait plutôt en remarquant que ses films accomplissent un véritable inventaire de ce qu’il est imaginable de faire en cinéma aujourd’hui qu’il devrait accueillir opportunément ce reproche. Si l’on s’en tient à sa seule production cinématographique, Cogitore s’est essayé à ce jour à la fiction (Visités, Parmi nous), au remploi d’archives (Chroniques, Archipel), au film-installation (Passage, Travel(ling))… Et comme si cela ne suffisait pas à cette personnalité qui choisit un jour la formation interdisciplinaire du Studio national des arts contemporains du Fresnoy, certaines propositions mêlent ces registres d’écriture en un seul film (Burning Cities, Memento Mori) et je n’évoque pas les effets documentaires qui résultent de la plupart de ses films. Si je devais préciser la spécificité de cette œuvre précocement affirmée, ce serait sans doute son parti-pris d’expérimentation énonciative sans restriction. Quelques artistes de la génération qui l’a précédé, par exemple le trio Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, se sont également illustrés dans une comparable habileté polymorphique. Ces artistes représentatifs de l’art des années 90, sont caractérisés entre autres traits, par leur refus de fixer le registre d’écriture de chacun de leur film. Les reprises hitchcockiennes de Huyghe, l’ultime voyage de Robert Kennedy reconstitué par Parreno ou encore la plage dansante de Copacabana de Gonzalez-Foerster, mêlaient ces registres en un même geste de film : fiction, archive, installation et par certains aspects une vocation documentaire. Clément Cogitore se distingue de cette génération par la remarquable hétérogénéité des partis pris de chacun de ses films comme si ceux-ci ne relevaient pas du même auteur. Les deux installations filmées dans Passage et Travel(ling) ne peuvent présenter un plus grand écart. L’architecture souterraine de Passage dont l’obscurité tellurique est à peine dérangée par des ouvertures rappelant celles d’une église – en fait un site de conservation de sculptures, corps lacunaires et inanimés – s’attache à créer la surprise au terme d’un constat funéraire d’œuvres en ruines, oubliées et protégées, clôt par une mystérieuse cène. La machine infernale qui sonorise ce travelling dérange à dessein les effets majestueux de ce tombeau. Le jeu qui consiste dans Travel(ling) à projeter de nuit sur l’arrière d’un poids lourd les images diurnes d’une route qui défile, est une performance ludique loin de la gravité monumentale de la précédente installation. Pourtant, on peut percevoir dans la coexistence de ces deux propositions contrastées au sein d’une même œuvre, ce qui transparaît dans d’autres travaux de Cogitore Et en particulier certaines de ses photographies mises en scène telle que « We are Legion » – on peut hésiter sur son interprétation : préparation ou attente inquiète d’un rendez vous Anonymous (les masques…) ou situation burlesque ou encore dérision d’un Déjeuner sur l’Herbe adapté tout autant de Manet que de Jean Renoir. Pour illustrer ce parti pris de suspension du sens, on pourrait encore évoquer cette grande image de presque deux mètres de haut représentant un chevalier médiéval dont l’armure noire aurait été conçue par le metteur en scène de Robocop, Paul Verhoeven. En l’ayant fait traverser les jardins de la Villa Médici à Rome, armé d’un fumigène rose, Cogitore prend à contrepied le spectateur : si les symboles paraissent d’emblée évidents, un regard attentif débouche sur l’aporie interprétative. Au fond, les images de Cogitore inversent la perception des images publicitaires. Si ces dernières paraissent vides mais offrent finalement de riches signaux aux sémiologues, les images de Cogitore s’imposent comme complexes et riches de sens mais s’évanouissent dans une inattendue vanité généralisée. Rien ne fait raccord au sein des œuvres de Cogitore, ni entre elles. Car comment justifier, au sein d’une même entreprise, l’objectivité documentaire reconstituée du regard sur la clandestinité dans Parmi Nous et les présences nocturnes inopportunes, spectres intérieurs d’une jeune fille devenue accidentellement aveugle dans Visités. Mais ce n’est pas forcer le sens, ni vouloir à tout prix jeter des passerelles forcées entre les œuvres, que de noter la situation commune d’enfermement qui préside à ces deux films. Et en visionnant l’ensemble des films, il est d’ailleurs frappant que cet état captif que connaissent les personnages de fiction ou ceux plus réels des films documentaires, y soit tant soumis, de l’équipage du sous-marin nucléaire échoué dans Un archipel à la maquette de paysage qui enferme les loups dans Memento Mori. Ou encore cette Annonciation claustrophobe, privée en son centre de l’ouverture de la perspective traditionnelle et dont la Vierge reçoit la « bonne nouvelle » par texto… Clément Cogitore ne recherche pas – et c’est le propre d’une génération indifférente à la notion d’auteur – l’unité superficielle d’une œuvre dont chaque moment offrirait la preuve d’un univers cohérent et une manière stylistique devenue image de marque. Au contraire, ce qui distend ou ce qui blesse, raccorde et engendre paradoxalement ici, un ton critique inscrit dans une allure apaisée, une sorte de « dynamique du repos » pour reprendre cette belle formule à l’historien de l’art revenu en vogue aujourd’hui, Aby Warburg. Car, bien que ce que montre Cogitore soit parfois extrait d’une actualité récente et les sujets implicites de ces films marqués par l’air du temps, la manière de Cogitore est exempte des facilités de la violence. Son œuvre lui ressemble, une certaine placidité, une disponibilité et un calme contradictoire eu égard à l’incontestable indignation idéologique et morale que traduisent ses images. Sa fascination pour ce qui tend et résiste tout autant, peut faire songer au cinéma de Robert Bresson, cinéaste qu’il regarde attentivement. La formule biblique Noli me tangere pourrait ainsi colorer spirituellement et érotiquement ce qui émane de ses images. Une œuvre faite de caissons lumineux – un pas engagé hors-champ associé à la nuque d’un personnage – a pour titre cette injonction christique éternellement troublante. Ce travail original sur les images, celles qu’il trouve tout autant que celles qu’il fabrique et plus encore la confusion délibérée qu’il aime mettre en oeuvre entre les fausses et les vraies archives (Chroniques), contourne les analogies trop évidentes de la démonstration politique et emprunte le suspens énigmatique en imposant une légitimité mystérieuse aux rapprochements iconographiques. Il s’agit, pour Clément Cogitore, de convaincre le regardeur de la nécessité d’une croyance profonde dans la blessure poétique qui séparent et associent les images dans l’espace d’une installation et le montage d’un film. Projeter et exposer démontre avec cet artiste une virtuosité contemporaine dont l’enjeu est d’accorder une importance égale au sort des personnages et au sort des images, enjeu guère éloigné en effet de ce qui fut celui de la peinture religieuse.

> Lea Bismuth,  Rumeurs,  2014

« Ô, être mort un jour, et les connaître infiniment, toutes les étoiles : car comment, comment les oublier ?» Rainer Maria Rilke

Elégies est le film d’une nuit dans laquelle les présences anonymes sont en proie à leur solitude ; car elles ont beau danser en rythme, côte à côte, elles ne se touchent pas, pas même ne se regardent. Les sifflements retentissent, les éclairs stroboscopiques nappent la marée humaine, les basses se font de plus en plus sourdes, et seuls les écrans des téléphones portables, faibles astres, renvoient l’image vague de ce qui se passe sur une scène que nous ne verrons pas. Clément Cogitore finira par filmer l’artifice du décor, détournant le regard vers la machinerie, comme par pudeur peut-être, de peur d’être trop élégiaque. Mais, l’élégie est là, battante comme le cœur de Rilke sur le sentier de Duino, écrivant sa lamentation devant un monde au devenir de ruine, endeuillé de toutes les existences qu’il a abritées, un monde du silence succédant à la musique, de l’abandon succédant à l’amour. Rilke donne la parole à la « rumeur des jeunes morts » qui peuplent les églises de Rome ou de Naples, aux êtres en suspens, parvenant à faire entendre leur voix, pour peu qu’on les écoute. Ces rumeurs — qu’elles soient d’ancestrales croyances ou de parasitaires fictions numériques — viennent du fond des âges, grésillent comme les voix résonnant dans une mauvaise radio, fourmillent de toutes parts. Jamais elles n’ont été aussi assourdissantes, à la narration confuse et fragmentée, et nous n’en sortirons pas. Cogitore décide donc d’en faire sa matière première, avec un engagement pictural. Ainsi, par la photographie, il revisite la peinture classique, comme la Déposition du corps du Christ. Il choisit ce moment précis de bascule : juste après la Crucifixion et l’acte irréparable, juste avant la Pietà et la déploration. Un corps est déposé, rendu au monde des vivants, avant que d’être mis au tombeau. C’est l’instant précis où les larmes montent, mais personne ne pleure encore. L’effusion et l’expression de la douleur infinie de Marie viendront plus tard. Attendons un instant, baignés dans une lumière d’or, au cœur de la forêt. La photographie intitulée L’Atelier est, elle aussi, énigmatique, donnant à voir quelques outils de prise de vue, non loin d’une grotte, sorte de trou de brouillard au milieu d’une nature originaire qui devrait être le sujet de l’image. Tout est en place pour que le miracle se produise, par-delà la brume s’épaississant. Le gouffre est le lieu d’une possible apparition, possible miracle ou résurrection ; mais ici encore, c’est le hors-champ qui règne en maître. Les écrans de contrôle peuplant nos vies ont bien remplacé les vieilles légendes et les anciennes visitations. De leurs lumières bleutées, ils diffusent leur savoir face à nos visages avides et l’on en vient à se demander s’ils ne sont pas devenus de nouveaux autels. Cogitore cherche en permanence la scène sur laquelle pourraient avoir lieu les sacrifices et les rituels d’aujourd’hui, et il fait le pari que notre monde abrite encore un feu et des fresques invisibles. Parions avec lui. 

> Jean-Michel Frodon,  Clément Cogitore : Disponibilité augmentée,  2013

Quelque chose s ‘est produit. Il n’importe pas tellement de savoir quoi. Il importe d’en observer les effets, et de chercher à trouver sa place face eux. Le geste artistique de Clément Cogitore se tient là, dans l’association de ces deux questions : qu’est-ce qui se passe, à présent ? Où se tenir face à ce qui se passe ? Un sous-marin bourré d’armes a disparu puis réapparu, son commandant retrouvé nu et agenouillé, muet (Archipel, 2011). Des loups errent dans la brume qui recouvre un jardin d’enfant (Memento Mori, 2012). Un couple vieillit au milieu des plus grandes toiles de maître de la Renaissance entassées dans son appartement à Moscou (Bielutine. Dans le jardin du temps. 2011). Un jeune homme cherche à traverser une frontière sous haute surveillance, s’invente un mode de survie dans les bois avec des compagnons de rencontre (Parmi nous, 2011).Ce sont des situations. Elles appellent une histoire, une généalogie, qui ne sera pas dite. Elles mobilisent des associations d’images, d’idées, qui ne sont pas formulées, mais laissées à la liberté d’imaginer et de réfléchir de qui rencontrera ces œuvres. Il y a des trous, beaucoup. Ce sont parfois des ellipses, qui peuvent être énormes, prendre les dimensions d’un risque de guerre nucléaire, ce sont parfois des écarts, entre images et sons, entre vraisemblance et affirmation, entre réalisme et stylisation. La croyance, bien sûr… quelle croyance ?

La richesse, et pour partie la difficulté de saisir l’œuvre de Clément Cogitore telle qu’elle se présente aujourd’hui, tient à sa manière de se confronter à l’enjeu de la croyance (quel artiste ne le fait, d’une façon ou d’une autre ?), sans considérer qu’on saurait ce que ce terme désigne. Pour le dire autrement, il incarne un changement d’époque qu’emblématiserait la comparaison de son film Bielutine, Dans le jardin du temps avec le F for Fake d’Orson Welles. Chez Welles, il s’agit de circuler, même de manière joueuse ou rusée, de part et d’autre de la frontière séparant le vrai du faux. Et chez Welles, la question est posée depuis un lieu identifié, celui du créateur (du Créateur), artiste ou faussaire, artiste et faussaire, artiste parce que faussaire. Dans le film réalisé par Cogitore en 2011, ces assignations et partages du monde et des idées ont disparu. La frontière entre vrai et faux n’est plus du tout prise en charge, et à l’artiste se sont substitués des collectionneurs, dépositaires selon des mécanismes opaques d’objets dont il n’est plus possible d’interroger le statut en termes de vrai et faux.

Pas plus que ces mêmes objets, qui dans le système de valeur antérieur seraient des trésors inestimables rayonnant d’une aura exceptionnelle, ne semblent d’une autre nature que les bibelots qui encombrent l’appartement du vieux couple – sans même parler des chats, rappels insistants de la phrase de Giacometti sur le parti à prendre en cas d’incendie dans un musée. Mais c’était encore penser en termes de dichotomie (« la vie » ou « l’art »), quand ici il s’agit d’un ensemble à la fois unique, incluant ce que les pensées binaires distinguaient, et bien plus multiple.

Ce qui fait tenir ensemble ces composants infiniment hétérogènes (un Rubens, un chat, un jouet, une vieille dame, un corbeau, l’histoire de la Russie), c’est précisément la croyance. Mais celle-ci à nouveau ne se laisse pas assigner une place d’emblée, elle n’est ni la croyance du spectateur, ni celle du réalisateur, ni celle de quelque instance que ce soit qui prétendrait dire le vrai, partager l’illusion du réel. Elle est tout cela et davantage. Elle se construit de manière aléatoire, instable, qui ne peut s’actualiser pour chacun que dès lors qu’il trouve une posture, une distance. Clément Cogitore pratique un art qui ne correspond à aucune définition connue, dans la mesure où il met en place, avec des moyens techniques et sensoriels une proposition qui défait sa propre place instituée, celle qui pourrait être appelée la place de la mise en scène, et donnant à cette expression un sens aussi large que possible, bien au-delà de ses habituelles acceptations théâtrales ou cinématographiques. Si la mise en scène était la construction d’un point de vue, d’une distance, d’un angle d’approche, la pratique de Cogitore vise au contraire à désarticuler un tel processus, à le fragmenter, à mettre en jeu une multiplicité de points de vue, de systèmes de référence, d’approches ou d’éloignements, de déplacements ou d’immobilisations – et cela chez chacun des « spectateurs » – gardons ce mot, faute de mieux, mais il n’est pas approprié, il renvoie à d’autres pratiques, d’autres statuts. Cette fragmentation ne signifie nullement dispersion, éparpillement, mais au contraire mise en place d’un espace mental multidimensionnel, dont le polyptique Cohabitations (2008), avec ses trois volets d’images et son volet sonore, propose un exemple « simple », en tout cas plus explicite pour ce qui est de la construction. Les commentateurs de l’œuvre de Cogitore ont souligné à juste titre l’importance chez lui des rituels. En effet les différentes pratiques qui tendent à générer ce flux de croyance dans lequel sont pris des corps et des choses sont bien des dispositifs visant à engendrer de la croyance. Mais ils ne sont qu’une des modalités possibles pour créer un état sensoriel propice. Une des vidéos les plus anciennes et les plus brèves de Clément Cogitore, Burning Cities (2009, 5 minutes) en donne peut-être sinon la clé – il n’y a pas de clé – du moins une cristallisation. Ce montage de séquences nocturnes illuminées de feux et de flammes déploie une incitation à imaginer qui ne s’appuie sur aucune procédure instituée. Il existe des rituels du feu en grand nombre, mais le feu lui-même n’est pas un rituel, et la rencontre avec des brasiers, explosions, feux de joie, incendies divers n’obéit à aucune règle, à aucune organisation. C’est cette absence de règle même qui enclenche la croyance, à rebours des stratégies (toujours possiblement) manipulatrices de toutes les propagandes, de toutes les mises en scène. Car ici se joue ce qui paraît relever d’un jeu de mot mais est d’une puissante et inquiétante profondeur : la possibilité de croire sans devoir croire « en » quoi que ce soit – ce vers quoi pointe tout rituel. Clément Cogitore en donne une illustration littérale grâce à l’étrange traduction d’une réplique de Au hasard Balthazar de Robert Bresson. Marie (Anne Wiazemsky) demande « mais vous ne croyez donc en rien ? », le sous-titre anglais d’une édition DVD traduit par Do you believe in nothing ?, ce qui est bien différent. Cette possibilité de croire en rien (et non pas de « ne croire en rien ») est explicitée par l’usage qu’en fait Cogitore en plaçant cette capture d’écran dans un agencement de six images, composition accompagnant dans le présent ouvrage le dyptique Noli me tangere et qui interpelle explicitement le thème de la croyance en relation avec le contact, avec le rapport physique. C’est littéralement l’enjeu de L’Incrédulité de St Thomas, le tableau du Caravage, auquel font écho deux autres photogrammes issus eux aussi de Bresson, les mains qui ne se toucheront pas des amoureux de Balthazar et la main active, efficiente, de Pickpocket, manifestation charnelle, marionnette vivante sur le « drôle de chemin qu’il a fallu prendre » vers la grâce. Croire en rien, ce n’est pas ne pas croire, bien au contraire. C’est s’ouvrir à l’indécision du monde. C’est aller au devant de l’aventure du sous-marin disparu sans être assigné policièrement à décider si le commandant a fait une crise mystique ou été envouté par un hypnotiseur au service des Russes ou des Chinois, ou frappé par un rayon martien, ou que sais-je encore ? C’est écouter et regarder Ely et Nina Bielutine dans leur antre, leur caverne aux trésors, aux histoires, aux animaux sans sortir son détecteur de mensonge ni sa seringue de penthotal. C’est accepter la déambulation des loups dans la brume et les échos de Monteverdi ou de Bossuet dans un état de disponibilité augmentée que le recadrage par un dispositif plus explicite à la fin ne dévalue pas, mais au contraire pousse encore un peu plus loin. C’est entrer dans la chorégraphie complexe des tentatives et des replis d’Armin, le personnage au centre de Parmi nous, avec le savoir nécessaire du sort des sans-papiers candidats à l’émigration tout autour de Sangatte mais avec aussi une autre réceptivité aux corps, aux lumières, aux mouvements qui, loin de minimiser la dureté des situations, les redéploie différemment en partage avec ceux qui ne les vivent pas. Au lieu de « minimiser », j’ai failli écrire « esthétiser », puisque ce verbe est devenu péjoratif, lourd de l’opprobre qui réduirait ( ?) un état de fait à ses enjeux formels. Sans doute au contraire faudrait-il se soucier de réhabiliter ce mot, et très particulièrement pour ce que fait Clément Cogitore. En montrant combien pareil travail de densification de la dimension formelle, loin de réduire la portée de ce dont il est question, de ce dont il est donné à voir et à entendre, peut en être, dans certains cas, au contraire augmentée et approfondie. Regardez la boucle de Passages (2006) qui dure 4 minutes et est sans fin : savoir ainsi, du même mouvement (latéral et majestueux) faire jouer ensemble les sensations et métaphores associées aux idées de prison et de ruine, de religion et de musée, de souvenir de Cène et d’industrie, avec si peu de moyens matériels et si peu d’artifice, est un tour de force au service, oui, d’une forme de croyance. Dépourvu de tout systématisme, qui est encore un geste d’affirmation d’une prééminence du créateur (« mon » point de vue, « ma » forme, « mon » rythme), chaque proposition est proposition d’une forme particulièrement puissante et dans le même temps particulièrement respectueuse de ceux auxquels elle s’adresse, dans la construction paradoxale des contacts à distance (Noli me tangere) qui permettent ces « situations » qu’engendrent les œuvres de Clément Cogitore. Chacune selon son propre esprit déploie un rapport au monde traversé comme impalpablement par un rééclairage inédit dont, au delà de ses enjeux singuliers, le double voyage du projecteur et de l’écran mobiles de Travel (ing) (2005), ou mieux encore le cheminement du globe lumineux d’Angelu(s)x (2008) seraient déjà, et une fois pour toutes, la trace formalisée.

> Anaël Pigeat,  Rondes de nuit,  2012

De Clément Cogitore, on connaissait des vidéos oscillant entre le champ de l’art contemporain (lauréat du salon de Montrouge en 2011) et celui du cinéma (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes la même année ). On connaît moins, en revanche, ses photographies et ses installations, deux domaines que sa première exposition personnelle à la galerie White Project lui a donné l’occasion d’approfondir. Ses films étaient imprégnés de peinture ; les œuvres qu’il présente ici le sont encore davantage, car à la Villa Médicis où il est pensionnaire cette année, il passe des journées entières à regarder les tableaux des églises de Rome, d’Assise ou de Padoue. Mais une extrême contemporanéité habite aussi ses œuvres récentes. Rondes de nuit comme Rembrandt, mais aussi comme des rondes de police le soir dans les cités. Dans le monde d’aujourd’hui, la mise en scène du pouvoir est-elle en train de prendre le dessus sur celle de la contestation ? Parmi les nouvelles œuvres de Clément Cogitore, certaines photographies, très mises en scènes, relèvent presque plus de l’univers du théâtre que de celui du cinéma. Au centre d’un triptyque photographique à la surface particulièrement brillante, se dresse un homme à cheval. On songe à une armure, mais on devine progressivement la tenue d’un CRS anti-émeutes; l’oeuvre s’intitule «Le chevalier noir ». S’agit-il d’un reflet lointain de la Bataille de San Romano, ou bien d’un extrait de catalogue d’uniformes pour les forces de l’ordre ? Comme dans un écho, une performance avait été organisée à la Villa Médicis : un véritable cavalier se promenait dans les jardins en tenant à la main un fumigène rouge, message de détresse en total décalage avec le décor alentour. D’un côté, un autre panneau montre un déjeuner sur l’herbe éclairé par un feu de bois entre bandits de grand chemin. Pourtant ce ne sont pas des personnages du 18ème siècle, mais des Anonymous d’aujourd’hui, activistes portant des masques blancs inspirés du film V pour Vendetta et faisant référence à la figure de Guy Fawkes, conspirateur anglais du XVII°. . De l’autre côté, une jeune fille, plongée dans l’obscurité d’une chambre, et dont le visage n’est éclairé que par l’écran d’un téléphone portable, évoque la Vierge de l’annonciation. Une ombre derrière un rideau rouge pourrait être l’ange descendant dans les drapés (baroques) du lit défait. Entre action, réaction et transmission : est-on dans la Bible ou dans une révolution ? Au centre, comme pris sous les stroboscopes, Julian Assange est filmé dans une boîte de nuit de Reykjavík en train de danser – image de la solitude et peut-être aussi de la liberté. Il s’agit d’un ready-made vidéo issu d’Internet. Les images tournent dans une boucle parfaite, comme une danse chamanique. Il est presque toujours question de sacré dans les œuvres de Clément Cogitore, comme en témoigne Ex-voto, une photographie montée sur un caisson lumineux dont les néons vacillent. On y voit des figurines religieuses issues d’une vitrine napolitaine, supports de croyances et de superstitions. Ces objets évoquent aussi la raideur, progressivement mise en mouvements, du premier cinéma. La tonalité de la peinture classique religieuse se poursuit dans un diptyque, cinématographique et pictural à la fois, de photographies à la chambre : une tête vue de derrière, on ne devine que quelques mèches de cheveux, et un pied nu, pris de côté, fragment d’un corps en train de s’éloigner. De la scène d’annonciation du triptyque à Noli me tangere, le profane se mêle au sacré, le mobile à l’immobile, et le visible à l’invisible. Clément Cogitore compare cette chorégraphie à la mise en mouvement permise par le style baroque. Puis, une photographie, dont on se demande presque si ce n’est pas un tableau, clôt le parcours. C’est une fenêtre qui semble murée, extrait d’une peinture de Piero della Francesca, plaque de béton, support de projection de nos fantasmes, ou simplement écran de cinéma ? Enfin, une vidéo montre des loups enfermés dans un no-man’s-land, sur une musique de Monteverdi. Terrain de jeux d’enfants ou paysage fantastique ? Un indice éclaire finalement la nature de cet espace. Memento Mori est l’épilogue de l’exposition.

> Marie-Thérèse Champesme,  Quelque chose qui se cache dans la visibilité,  2011

Nul ne peut prétendre faire voir la vérité  mais chacun peut répondre de la fiction qu’il donne en partage.

Marie José Mondzain, Homo spectator, Paris, Bayard Éditions, 2007

Gros plan sur une femme couchée dans l’herbe, face contre terre. Nous ne voyons que ses cheveux et sa main droite. Toujours de dos, elle se relève, porte la main à son visage. Il y a du sang au bout de ses doigts. Le cadre s’élargit, elle fait quelques pas puis trébuche dans un fossé. De profil, le visage toujours caché par les cheveux, elle se relève, s’agrippe aux herbes pour remonter. Le cadre s’élargit encore et on aperçoit un homme qui accourt, au bord de la route. On l’entend crier ou plutôt interpeller, juste manifester sa présence. Il s’approche de la femme qui tombe évanouie dans ses bras, montrant seulement alors, pour un bref instant, son visage blessé. Une voiture est en travers de la route, le pare-brise enfoncé.

Pas de voitures qui se catapultent, pas de bruit de choc ni de hurlements, pas d’image horrible de la victime. La première séquence de visités (un seul plan d’à peine plus d’une minute) marque par sa retenue, son refus du spectaculaire et son économie de moyens. On est d’abord tenté de saluer la maîtrise du langage cinématographique chez un réalisateur alors âgé de 23 ans. Mais l’essentiel est ailleurs : pour Clément Cogitore, l’ellipse n’est pas un procédé formel. C’est un choix éthique et politique, celui d’un artiste conscient de sa responsabilité. Éclairer, cadrer, monter, c’est d’abord choisir ce qu’on ne donnera pas à voir (il dit lui-même travailler « par soustraction »). Il y a des films qui nous demandent d’adhérer, nous engluent, dont nous ne pouvons, comme on dit, détacher les yeux et ne laissent aucune liberté au spectateur. « Quelle est la nouvelle donne de l’imaginaire quand il y a écran et, sur cet écran, un flux qui ne répond plus du traitement de la distance ? La bonne distance ou la place du spectateur est une question politique.» (Marie-José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard Éditions, 2002, p.53.)  Les choix de Clément Cogitore maintiennent cette distance, cette marge de manœuvre sans laquelle l’imaginaire du spectateur est contraint. Le récit est fragmenté, elliptique, le film constitué de séquences hétérogènes, mêlant parfois noir et blanc et couleurs (chroniques) ; le travelling latéral fait disparaître la scène derrière un mur ou un pilier (passages), les plans sont séparés par des noirs (chroniques). Tout est fait pour nous rappeler que nous sommes devant des écrans, qui, parfois, en mettent d’autres en abyme, rendant ainsi manifeste leur puissance d’illusion (travel(ing), la fin de chroniques). Cogitore ne crée pas un flux d’images pour transporter le spectateur. D’une séquence à l’autre, les acteurs sont parfois difficilement reconnaissables tant les variations de lumière les transforment. Par-delà ses références picturales, le clair-obscur – qui approche les corps avec sensualité mais pudeur – est bien sûr aussi un moyen de ne pas tout montrer, de préserver le mystère. Les figures sont moins des personnages auxquels s’identifier que des apparitions successives. D’autant qu’il s’agit de films sans dialogue ou bien d’« essai-poème cinématographique » (chroniques), où les êtres humains sont toujours anonymes. On n’est pas surpris alors de voir des figures vivantes prendre la place des statues (passages) ou être éclairées comme les personnages de tableaux anciens. Étrange coïncidence, une panne électrique forcera Cogitore à filmer à la bougie deux collectionneurs russes au milieu de leurs peintures (Dans le jardin du temps). Sans réduire les écarts, sans rabattre les faits les uns sur les autres, le montage – dans le temps du film ou l’espace de l’installation – permet de faire entendre des échos, de montrer des « paysages étrangement similaires », signes des bégaiements de l’Histoire mais aussi de sa possible transformation en mythe.

*

Aucune ville, aucun état ne m’a accordé d’asile.  Je leur en sais gré.  Je sais aujourd’hui qu’il n’ y a pas de refuge possible devant l’Histoire.

Dès le premier film, chroniques, le thème de l’exode est central. Avec, en arrière-plan implicite, l’évocation de la 2ème guerre mondiale et celle de la Shoah. En mêlant images d’archives et fiction, Cogitore ne se contente pas de dire : « Ça a été », il montre l’Histoire au présent. Car elle n’est pas faite de chapitres distincts, le passé ne s’achève jamais, il nous hante et trouve d’inquiétantes correspondances dans le monde d’aujourd’hui. Dans les peintures de Sigmar Polke, la silhouette des miradors resurgit derrière le papier à fleurs, et celle des barbelés sur la toile à matelas. Les images qu’on a tenté d’enfouir refont surface derrière la banalité du quotidien, le monstre est toujours là, au cœur de l’intime. Plusieurs films de Cogitore (cohabitations, scènes de chasse et, plus tard, parmi nous) évoquent les migrations contemporaines, la société de surveillance, les chasses à l’homme et les génocides, « cette capacité qu’a le pouvoir politique, social, militaire à transformer l’être humain en gibier dès lors qu’il sent ou suppose ses frontières menacées.» Il ne s’agit pas de faire de discours ni de donner de leçon. Le cinéma de Cogitore est peu bavard, il procède par accumulation de signes adressés à la mémoire collective : le bruit de roulement de train dans passages, les chasseurs guettant dans les miradors de scènes de chasse. L’utilisation de documents trouvés – dans des archives cinématographiques ou sur Internet (burning cities) – rappelle le rôle déterminant de l’image et du son dans la constitution de ce fonds commun et interroge la part du subjectif dans ce qui sert à écrire l’Histoire.

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Ce qui n’est jamais montré par Cogitore, c’est le premier acte, l’événement du trauma. Non par omission mais parce qu’il est l’in-montrable. (Le plan-séquence qui ouvre visités avant même le générique, est, sur ce point également, très significatif.) Le trauma a eu lieu, il suffit de le rappeler, d’en montrer les conséquences, d’en faire apparaître les fantômes. La question sera de savoir si l’on peut y survivre et comment se sauver. Au double sens du terme : échapper et chercher le salut. Les films de Cogitore sont peuplés de figures errantes : familles jetées sur les routes de l’exode, migrants forcés à la clandestinité, hommes et femmes solitaires, sans nom et sans attache. Nous ne savons ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ils sont dans des trains, sur les routes, accompagnés dans leur déplacement par celui de la caméra (le titre travel(ing) est explicite.) Leur seule liberté semble être de pouvoir aller ailleurs, de ne pas se laisser retenir. « Il n’y aura aucun retour. J’ai fini par égarer sur les routes jusqu’au nom de mes pères (…) Je suis sans drapeau, sans voix et sans terre… »

Quand l’aveugle de visités se coupe les cheveux, c’est d’abord le bruit des ciseaux qui nous le signifie. Elle ne cherche pas à transformer un visage qu’elle ne voit pas et que la caméra ne nous montre pas. Elle décide de couper un lien, de se détacher. Des mobile homes se croisent sans fin dans un ballet étrange dont nous ne connaissons pas la finalité. Des êtres se côtoient, ils n’échangent pas, même s’ils essaient de se réunir dans des rituels familiaux (être à la même table dans la cuisine) ou sociaux (burning cities). Couchés sur le même lit, ils dorment côte à côte et non ensemble (cohabitations). Au mieux, ils se frôlent, ont des sensations communes : l’ouïe et le toucher sont ce qui reste à l’aveugle. Mais la jeune femme de visités ne peut plus rendre les caresses. Le trauma ne cause pas seulement la cécité mais le mutisme et l’enfermement dans l’incapacité de l’échange. Le repas se voulait pourtant une offrande, une tentative sincère de partage ; il affirmait l’espoir d’un en-commun encore possible, pour ne pas dire d’une communion. A l’opposé, dans le festin de passages, chacun se sert soi-même et se goinfre. On a laissé les figures du sacré tomber en décrépitude et on les a remisées dans des cages. Des bâfreurs égoïstes et grossiers ont pris leur place, fantoches d’une société du spectacle et du simulacre. Cette parodie de la Cène fait basculer le film dans le registre du grotesque et, quand nous le revoyons – il est monté en boucle – notre regard a changé, les pistes ont été brouillées. Ce roulement de train qui nous a rappelé Nuit et brouillard n’est-il pas plutôt celui d’un train fantôme qui nous entraîne au milieu d’illusions, ou tout simplement celui du travelling ? Au deuxième passage du film, nous savons en tout cas que des figures animées et monstrueuses se substitueront à un moment donné aux visages angéliques, comme si elles en étaient le revers. Dans son installation Between Darkness and Light, Douglas Gordon projette simultanément, sur les deux faces du même écran, The Song of Bernadette d’Henry King (inspiré de la vie de Sainte Bernadette) et The Exorcist de William Friedkin. Il fait le constat que la représentation du bien et celle du mal « coexistent assez facilement ». En même temps, la projection superposée des deux films empêche que s’exerce la fascination de l’un ou de l’autre. Between Darkness and Light est une réflexion sur la possession, sur la tentation pour le cinéma d’absorber le spectateur, et, de manière plus générale, sur la foi dans les images.

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« On lui avait tant parlé de la grâce que, depuis l’enfance, il cherchait à se la représenter. L’idée qu’il était parvenu à s’en faire était qu’elle naissait au moment précis où l’on participait d’une image. »

« Si l’on sait écouter les fantômes, on entend qu’ils nous parlent de la vie partagée des images et non du retour terrifiant des morts . » Dans les films de Clément Cogitore, il n’y a pas de possédés, d’illuminés, pas non plus de révélation. Juste « la sensation d’une présence supplémentaire, comme un nouvel habitant ». Ces figures qui se déplacent « entre obscurité et lumière », il n’est pas sûr qu’elles aient trouvé la grâce, même si elles sont à sa recherche. Dans l’agitation qui saisit leur corps durant le sommeil, c’est l’inquiétude que nous lisons. Mais elles ont pris conscience qu’il existe des passages entre les mondes, que le véritable détachement n’est pas de fuir mais d’accepter d’être visité et de cohabiter. Notre culture a créé trop de frontières : celles qui sont tracées sur les cartes et causent les conflits, celles qui enferment les artistes dans des genres, celles qui sépareraient le visible et l’invisible. Les cinéastes par lesquels Clément Cogitore se dit « accompagné » (Robert Bresson, Bruno Dumont, Apichatpong Weerasethakul ) sont ceux qui osent tenter de figurer le sacré et savent qu’on ne peut le faire, dans un film, sans interroger en même temps le cinéma lui-même, le régime de la croyance et ce qu’est une image. Comme eux, Clément Cogitore s’efforce de « trouver une écriture fictionnelle, c’est-à-dire l’équivalent sur un écran de ce que fut le dos de Dieu pour Moïse : quelque chose qui se cache dans la visibilité. »

> Clara Schulmann,  Transports de l’image,  2011

La vision des films de Clément Cogitore permet de se débarrasser définitivement de certaines classifications, qui accompagnent encore les discours prenant en charge le domaine de l’image en mouvement. Ses films balaient en effet avec tranquillité la question des distinctions entre fiction et documentaire, entre cinéma et télévision, entre pellicule et vidéo… Nous est ainsi offert le plaisir de plonger de plain-pied dans les voies alternatives que creusent ces films, libérés des cadres préétablis. Les motifs, atmosphères et obsessions qui hantent, déjà, le travail de Clément Cogitore lui sont résolument singuliers, et naissent sans doute de cet affranchissement disciplinaire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la représentation – symbolique ou pas – de la frontière revient avec régularité dans ses films : des frontières à traverser, à fuir, desquelles regarder le monde, pointer son fusil… Dans des films à venir, ce motif s’impose encore : suivre des migrants vers Calais ou des soldats en Afghanistan – encore des lignes de front. Le cinéma est un moyen de traverse, il sert sans difficulté les enjeux (politiques autant que plastiques) de la clandestinité : il a tout à voir avec l’obscurité, les ombres, auxquelles s’ajoute un soupçon de magie. Travel(ing) transforme une autoroute en salle de projection : en pleine nuit, l’arrière d’un camion se fait écran, accueille les images d’une autre route, projetées depuis le camion qui le suit. Le geste tient à la fois de la prestidigitation et de la précision mécanique. La poésie de la proposition est extrêmement jouissive. Dans Ex voto aussi le dispositif se donne à lire : une photographie – une Vierge de pacotille exposée en vitrine – reproduite entre deux plaques de verre est illuminée par six néons qui, derrière l’image, sont soumis à l’aléatoire, au battement. Quelque chose ne fonctionne pas idéalement dans cette scène de cinéma primitif où les images, leurs usages, leur exposition font dériver le sens plus qu’ils ne l’enferment. Dans la tension induite par une mécanique volontairement défaillante se donne à lire un cinéma en alerte, qui dérange notre repos critique. Burning Cities est un hommage aux « pratiques incendiaires » – émeutes, fêtes populaires, célébrations ou offensives. De l’obscurité nocturne naissent les images : le cinéma célèbre la nuit. Spectateur, Clément Cogitore cite la série américaine The Wire et les films d’Apichatpong Weerasethakul. Les grands écarts comptent autant que les identités : ces deux références confient au cinéma la construction d’une scène entière, complexe, dont le côté obscur ne serait pas tu, mais au contraire, déplié et offert aux regards. L’artiste a alors raison d’imaginer un monde dans lequel on apprendrait aux enfants, à l’école, autant à lire et à écrire, qu’à monter les images entre elles. Un nouvel alphabet.